30 janvier 2015

NOTE : La tradition de la guerre juste

Emmanuel GOFFI

Si les questionnements moraux sur la guerre sont aussi anciens que l’humanité, la tradition de la guerre juste naît sous la plume d’Aristote dans les Politiques (1256b), mais sera développée par Cicéron dans son De Officiis (Livre I, sec. XI-XIII), puis par St Augustin dans La Cité de Dieu et nombre d’autres auteurs. Bien que très ancienne, cette tradition continue d’être utilisée de nos jours. Elle irrigue non seulement le droit des conflits armés mais également la pensée politique comme le montre son utilisation par de nombreux décideurs politiques. L'ouvrage de Michael Walzer, Just and Unjust Wars, publié en 1977, actualisera la pensée morale liée à cette tradition qui connaîtra un regain d'intérêt à la faveur de la disparition du bloc soviétique et de l'accroissement des interventions militaires.

La tradition de la guerre juste se décompose traditionnellement en deux séquences temporelles : le jus ad bellum ou droit d'entrer en guerre ; et le jus in bello ou droit dans la guerre. A chacune de ces séquences sont attachés des critères de justice à respecter. Ainsi, pour qu'une guerre soit juste dans son déclenchement il faut qu'elle ait été déclarée par une autorité légitime ; pour une cause juste ; avec une intention droite de la fin ; en dernier ressort ; qu'elle ait des chances raisonnable de succès ; et qu'elle soit proportionnelle (que les bénéfices attendus surpassent les préjudices potentiels). Soulignons que la cause juste par excellence est la légitime défense par ailleurs reconnues comme telle par le Nations Unies. Concernant le jus in bello, deux conditions sont retenues : la proportionnalité, cette fois entre moyens employés et fins poursuivies ; et la discrimination entre civils et militaires (différente de la distinction entre combattants et non-combattants qui sont des catégories juridiques). Si certains auteurs lient le jus in bello et le jus ad bellum, d'autres au contraire considèrent qu'une guerre déclarée injustement peut être menée justement.

En 2002, Brian Orend introduit une troisième séquence, le jus post bellum, qui concerne les règles morales applicables après la cessation des hostilités et repose sur sept principes : proportionnalité et publicité ; légitimité des requêtes ; discrimination ; juste punition pour les dirigeants politiques ; juste punition pour les soldats ; compensation ; et réhabilitation.

Bien qu'ancienne cette tradition ne fait l'objet que de rares remises en question sérieuses. Pourtant, force est de constater que son application aux formes de conflictualité actuelles est discutable. Son anachronisme dans des opérations telles que celle menée en Afghanistan peut parfois être vécu comme un frein à l'action. Reposant sur une vision dépassée de la guerre, la tradition de la guerre juste semble désormais cantonnée au rôle d'argument de légitimation morale. Son utilisation à des fins politiques démontre à la fois l'impossibilité technique de l'appliquer concrètement et la malléabilité d'un concept reposant sur des réflexions subjectives et des choix arbitraires. A titre d'exemple, les principes de la guerre juste furent utilisés dans deux directions opposées durant la crise irakienne. Si M. de Villepin, pour marquer l'opposition française à une potentielle intervention, souligna qu'ils n'étaient pas réunis[1], M. Blair les utilisa pour démontrer le contraire et justifier l'intervention[2].

En outre, il apparaît que son application dans les opérations militaires contemporaines est très discutable. L'application plus qu'incertaine du principe de discrimination entre civils et militaires dans les conflits contre-insurrectionnels en est un exemple. De même, le principe imposant des chances raisonnables de succès dans des opérations menées contre des groupes terroristes est parfaitement utopique. Enfin, le respect du principe d'autorité légitime fait l'objet de nombreux contournements, que ce soit lors d'opérations en coalitions menées sans l'aval du Conseil de sécurité des Nations Unies ou des interventions françaises décidées sans l'accord préalable du Parlement, seule autorité morale légitime à engager le pays dans un affrontement armé. L’affaiblissement du Parlement sous la Ve République et l'interdiction du recours à la guerre par l'ONU ont ainsi permis de ce principe pourtant affirmé dans l'article 35 de la Constitution.

La guerre juste fait aujourd'hui l'objet d'une dévotion attachée essentiellement à sa moralité employée à des fins de communication et non à des convictions morales. A ce titre, sa pertinence mériterait d'être réévaluée à l'aune des conflits modernes.

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[1] Discours à l'ONU le 14 février 2003.
[2] Discours devant la Chambre des Communes le 18 mars 2003.


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