22 mai 2017

ANALYSE : Chroniques de la consécration consensuelle de l’uti possidetis juris en Afrique

Lenoir Vanessa DONATIEN

L’uti possidetis juris impose au nouvel État de conserver, comme frontières, les limites qui étaient celles du territoire dont il est issu. L’exemple africain est systématiquement cité dans les ouvrages ayant trait à l’étude de ce principe. Depuis plus d’un demi-siècle, les États africains, initialement à travers l’Organisation de l’Unité Africaine (OUA), ont affirmé leur adhésion à ce principe. Cette adhésion est formulée, plus précisément, dans la Résolution AHG/RES.16 sur les litiges entre États africains au sujet des frontières. Adoptée au Caire, en Égypte, le 21 juillet 1964, cette résolution énonce « le respect total par tous les États membres de l’OUA des principes énoncés au paragraphe 3 de l’article III de la Charte de ladite Organisation ». Cependant, cet acquiescement en faveur d’une application de l’uti possidetis juris sur le continent africain ne s’est pas fait sans heurts. Il est le fruit d’un consensus dont les prémices houleuses seront brièvement retracées (I) et qui a abouti à la victoire du statu quo territorial (II).

I. Des prémices houleuses

Pour comprendre l’adhésion africaine au principe de l’uti possidetis, il faut remonter à une période largement antérieure à celle des indépendances africaines. Assurément, il faudrait retourner à cette période que d’aucuns ont qualifiée de « gestation du panafricanisme »[1]. À l’occasion des indépendances, un grand nombre de chefs d’État ont manifesté leur aspiration de donner une orientation harmonieuse aux rapports entre les jeunes États africains. Cette volonté s’est concrétisée, après la seconde vague de décolonisation, à travers la création de l’OUA et la consécration de principes communs. Pour autant, cette tendance panafricaniste à l’origine de tant d’efforts et de réalisations n’est pas intervenue de manière soudaine. Loin de là, le panafricanisme est un mouvement social, politique et culturel majeur qui a mobilisé depuis la fin du 18e siècle divers acteurs, aussi bien à l’intérieur qu’à l’extérieur du continent.

Cette immersion, bien que brève, dans l’expérimentation du panafricanisme est plus empreinte des sciences sociopolitiques que juridiques. Elle est pourtant nécessaire dans la mesure où il importe de contextualiser le principe de l’uti possidetis afin de comprendre son émergence. Le mouvement panafricaniste est né d’une volonté d’établir et de renforcer la solidarité entre les Africains dans un contexte historique leur étant défavorable. Ce mouvement, initié par des esclaves et des abolitionnistes, s’est étendu au fil des années à l’élite noire. William Edward Burghardt du Bois, un des plus illustres précurseurs du panafricanisme, justifie, dans un article publié en 1919, l’intérêt que devrait avoir ce mouvement. Il y expliqua que « le panafricanisme signifie pour nous, les Noirs, ce que le sionisme doit signifier pour les Juifs, c’est à dire la reconnaissance de notre identité dans la fierté, et le besoin d’œuvrer de toutes nos forces pour notre race »[2].

Le mouvement panafricaniste connaitra principalement son essor par le biais de différents congrès. Ces conférences, fers de lance du mouvement panafricaniste, ont permis de prendre consciences des préoccupations et autres tribulations du continent africain, et plus généralement du peuple noir. À partir de 1945, ces conférences ont été organisées essentiellement sur le continent africain par messieurs Kwame Nkrumah et George Padmore, en 1953 à Kumasi, puis en 1958 à Accra. La politique de la table rase (tabula rasa) était le maître mot de cette période « ultra-panafricaniste ». Parmi ces choses dont il fallait se débarrasser, les frontières étaient au sommet. La révision des frontières, tant pour des raisons idéologiques que pragmatiques, s’imposait. Durant des années, la position était, semble-t-il, clairement établie. Effectivement, « lors de la première Conférence des peuples africains réunie à Accra en décembre 1958, l’on ne peut s’étonner que les participants aient déclaré que “les barrières et frontières artificielles tracées par les impérialistes pour diviser les peuples africains au détriment des Africains” doivent être abolies ou modifiées »[3].

Reste que si l’indépendance et l’unité des États africains étaient une évidence pour les élites africaines de l’époque, leur élaboration a fait l’objet des premières discordes. Deux visions de la marche de l’Afrique vers son unité, autrement dit « deux panafricanismes », se sont opposés sur le contenu même de cette unité[4]. Il est d’ailleurs symptomatique de mesurer le renversement des positions idéologiques au sujet de la question du tracé des frontières africaines. C’est justement de ses fluctuations idéologiques qu’est issu le consensus en faveur de la consécration de l’uti possidetis juris aux frontières africaines. À l’aube des indépendances, au début des années 1960, les discordes se sont peu à peu cristallisées. Les indépendances confrontent les jeunes États africains aux premiers conflits de contestation des frontières. À cette période, le nombre faramineux de différends frontaliers, à savoir 32, est dévoilé par Robert Waters[5]. Dans une Afrique en pleine émancipation, la problématique des différends frontaliers a été l’occasion pour les deux groupes de mettre en avant des opinions fortement divergentes.

D’un côté, le groupe de Brazzaville, plus tard, nommé également le groupe de Monrovia ou encore de Lagos, représente une Afrique modérée dont l’une des figures emblématiques sera le président Félix Houphouët-Boigny. Il sera rejoint par des États tels que le Nigéria, le Libéria, la Sierra Léone, la Somalie, la Libye, le Togo ou encore la Tunisie. Les dirigeants réunis dans ce groupe militent pour une émancipation africaine plus souple. Ils optèrent plutôt pour le maintien des tracés frontaliers hérités de la décolonisation. Pour ce groupe, les velléités indépendantistes étaient certes importantes, mais il était primordial que ces indépendances se fassent dans l’acception de certains compromis. En somme, il fallait coûte que coûte maintenir le legs territorial colonial, « condition sine qua non d’une paix entre les États et en leur sein et de la possibilité d’un développement réel »[6].

D’un autre côté, une formation beaucoup plus révolutionnaire et intransigeante est reconnue sous la dénomination de « groupe de Casablanca ». Ce groupe s’est formé à l’initiative du roi du Maroc, Mohamed V, dont les velléités étaient soutenues notamment par le Ghana, la Guinée et le Mali. Ces velléités ont conduit à la signature de la Charte de Casablanca, en janvier 1961. Celle-ci exprime l’ambition de « faire triompher les libertés dans toute l’Afrique, réaliser son unité et cela dans le cadre du non-alignement, de la liquidation du colonialisme et du néo-colonialisme sous toutes ses formes »[7]. Les têtes de file de ce groupe se sont évertuées à appeler à la remise en cause du tracé territorial colonial. En effet, ils n’étaient que trop « conscients de la fragilité de leurs pays respectifs délimités par des frontières artificielles et du danger que constituait le maintien d’une telle situation »[8]. En d’autres termes, les partisans de la révision des frontières estiment logique que l’Afrique postcoloniale rectifie les « erreurs » des découpages coloniaux.

L’histoire dévoile l’issue de cette controverse. Les arguments du groupe de Monrovia l’ont emporté sur ceux du groupe de Casablanca assurant la victoire du statu quo territorial.


II. Une victoire du statu quo territorial

Les idées du groupe de Monrovia ont triomphé et les partisans du groupe de Casablanca ont dû taire leur désir de refonte des frontières. Certains dirigeants, à l’instar du président malien Modibo Kéita, ont même fini par reconnaître l’opportunité du statu quo territorial. Ce dernier exprimera cette adhésion, à l’occasion de la Conférence des chefs d’État et de gouvernement, réunie au Caire en juillet 1964, en ces termes : « nous devons prendre l’Afrique telle qu’elle est, et nous devons renoncer à toute revendication territoriale, si nous ne souhaitons pas voir introduire ce que l’on pourrait appeler l’impérialisme noir en Afrique. L’unité africaine exige de chacun de nous le respect intégral de l’héritage que nous a délégué le système colonial, c’est-à-dire : le maintien des frontières actuelles de nos États respectifs (…) »[9].

Lors de la Conférence des chefs d’États et de gouvernements de l’OUA réunie au Caire, cette consécration du « respect de la souveraineté et de l’intégrité territoriale de chaque État et de son droit inaliénable à une existence indépendante » fut matérialisée. La Résolution AHG/RES.16 (1) sur les litiges entre États africains au sujet des frontières, connue comme Résolution de l’intangibilité des frontières africaines, est le fruit normatif de cette conférence. Elle déclare solennellement que « tous les États membres s’engagent à respecter les frontières existantes au moment où ils ont accédé à l’indépendance ». Il s’agit d’une interdiction faite aux États membres d’exprimer toute revendication territoriale et de vouloir procéder unilatéralement à une modification du tracé colonial au détriment d’un État tiers. L’enjeu était d’empêcher les conflits dus aux remises en cause de frontières en Afrique. La victoire du statu quo territorial balaie d’un revers les arguments du groupe de Casablanca. Le plus sensible d’entre eux était l’artificialité des frontières. Le géographe et diplomate Michel Foucher, en dévoile les accointances : « Lorsque l’on parle de frontières arbitraires ou artificielles, on fait le plus souvent référence à la destruction par découpage d’entités politico-ethniques préexistantes (…). Non seulement le cadre résulte d’une décision d’origine extérieure, mais en plus, les tracés frontaliers correspondent à des fonctions (…) qui étaient actives dans le cadre de configurations géopolitiques ou stratégiques à un moment précis »[10]. Préserver les frontières acquises lors de l’indépendance apparaît comme la solution la moins mauvaise. À ce moment, le risque semble moindre, de maintenir les frontières en l’état que de les remettre en question.

Guidés par des considérations de pragmatisme, ils procédèrent, de manière très empirique, à une sorte de bilan « coûts/avantages »[11]. « Tout se passe comme si l’on considérait le risque créé par l’instabilité territoriale comme plus dangereux pour la paix et la sécurité mondiales que le risque de l’instabilité ethnique, culturelle ou sociale »[12]. C’est exactement ce qu’a souligné l’empereur éthiopien Haïlé Selassié, lorsqu’il déclara qu’« il est de l’intérêt de tous les Africains de respecter maintenant les frontières tracées sur les cartes, qu’elles soient bonnes ou mauvaises, par les anciens colonisateurs »[13]. Ce principe du respect des frontières héritées de la colonisation a, par la suite, guidé l’OUA dans la résolution des différends se rapportant à des contestations territoriales.

Ce principe de l’uti possidetis, consacré sous l’égide de l’OUA, a ensuite été perpétué par l’Union africaine (UA) à travers son Acte constitutif. Il y a été fixé, entre autres objectifs, la « défense de la souveraineté, l’intégrité territoriale et l’indépendance »[14]. De plus, il y a été affirmé, parmi ses principes, le « respect des frontières existant au moment de l’accession à l’indépendance »[15]. Par cette prise de position tranchée et réitérée, les nouveaux États africains visaient, comme premier objectif, la paix sur le continent. Cette optique s’inscrit en adéquation avec la formule du professeur Alain Pellet, qui a d’ailleurs été largement partagée concernant le droit international : « ce sont les États qui font le droit international ; et ils le font pour eux »[16]. En définitive, cet engagement paraissait, au sortir de l’indépendance, s’inscrire dans un schéma dont l’impératif essentiel, presqu’adjuré, était la stabilité du continent.




[1] Voir, par exemple, Joseph KI-ZERBO, Histoire de l’Afrique noire, Paris, Hatier, 1978.
[2] Propos cités par Lansiné KABA in N’Krumah et le rêve de l’unité africaine, Paris, Chaka, 1991 p. 45.
[3] Boutros BOUTROS-GHALI, Les conflits de frontière en Afrique, Paris, 1972, Ed. Techniques et Economiques, p. 11.
[4] Seydou OUEDRAOGO, « Trajectoire historique, actualités et perspectives du panafricanisme », in T. BAH (dir.), Intellectuels, nationalisme et idéal panafricain : historique et perspectives du panafricanisme, Dakar CODESRIA, 2005.
[5] Cité par Ian BROWNLIE in African Boundaries: A Legal and Diplomatic Encyclopaedia, Londres, C. Hurst & Co. Publishers, 1979, pp. 12-13.
[6] Ibid., p. 4.
[7] Joseph KI-ZERBO, Histoire de l’Afrique noire, op. cit., p 651. Voir égzlement Ahmed BALAFREJ, « La charte de Casablanca et l’unité africaine », Le monde diplomatique, juin 1962, pp. 11-12 (http://www.monde-diplomatique.fr/1962/06/BALAFREJ/24768).
[8] Ladji Karamoko OUATTARA, « Les frontières en Afrique : héritage du passé colonial, enjeu actuel », NDR n°11, juillet 2014 (http://www.thinkingafrica.org/V2/wp-content/uploads/2014/07/Frontieres-en-Afrique_NDR.pdf ), p. 3.
[9] Propos du président Modibo KEITA rapporté par Mariame Viviane NAKOULMA, « L’application des décisions de la Cour internationale de Justice dans les affaires de délimitation des frontières en Afrique », disponible sur le site de la Fondation Partenariale de l’Université de Limoges, 2016 (http://fondation.unilim.fr/chaire-gcac/2016/03/09/mariame-viviane-nakoulma-lapplication-des-decisions-de-la-cour-internationale-de-justice-dans-les-affaires-de-delimitation-des-frontieres-en-afrique-partie-i).
[10] Michel FOUCHER, Fronts et frontières. Un tour du monde géopolitique, Paris, Fayard, 1991, p. 20.
[11] Gaël ABLINE, Sur un nouveau principe général de droit international : l’uti possidetis, thèse de droit public. Université d’Angers, 2006, p. 107.
[12] Jean-Pierre COT, « Des limites administratives aux frontières internationales ? », in O. CORTEN, B. DELCOURT, P.e KLEIN, N. LEVRAT (dir.), Démembrements d’États et délimitations territoriales : l’uti possidetis en question(s), Bruxelles, Bruylant/Editions de l’Université de Bruxelles, 1999, p. 19.
[13] Propos rapportés par Mariame Viviane NAKOULMA in « L’application des décisions de la Cour internationale de justice dans les affaires de délimitation des frontières en Afrique », op. cit., p.1.
[14] Article 3 de l’Acte constitutif de l’Union Africaine du 11 juillet 2000.
[15] Article 4 de l’Acte constitutif de l’Union Africaine du 11 juillet 2000.
[16] Alain PELLET, « Quel avenir pour le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes ? », in Le droit international dans un monde en mutation. Liber amicorum Eduardo Jimenez de Arechaga, Montevideo, Fundación de cultura universitaria, 1994, p. 258.


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